ALECA entre craintes et opportunités !
mai 2016

L’Accord de Libre Echange Complet et Approfondi (ALECA) n’est pas un accord d’association conventionnel qui consiste en un démantèlement tarifaire, comme c’était le cas pour l’accord d’association de 1995, mais plutôt un accord pour l’harmonisation de la réglementation tunisienne par rapport à la réglementation européenne. Hormis, le commerce des produits agricoles, agricoles transformés et produits de la pêche qui sera concerné par le démantèlement tarifaire et non tarifaire, les autres volets qui sont au nombre de 12 seront plus soumis à un lifting réglementaire par rapport à l’acquis communautaire qu’à une libéralisation au sens conventionnel du terme. Les 12 domaines couverts par l’ALECA sont : le commerce des services,l'établissement et la protection des investissements,les marchés publics, les mesures sanitaires et phytosanitaires,les règlements techniques pour les produits industriels, la transparence des réglementations, la politique de concurrence,la propriété intellectuelle, les mesures anti-dumping et compensatoires,le développement durable, les aspects liés au commerce de l'énergie, les douanes et la facilitation du commerce.

De ce point de vue, l’ALECA doit être considéré comme un ensemble de réformes à mettre en place pour rejoindre ou du moins pour se rapprocher des standards de la réglementation communautaire européenne. Ainsi, c’est bien un choix sociétal que nous faisons tout en étantconscient que nous allons vers un choix d’économie de marché.

De ce fait, nous trouvons ceux qui sont pour et ceux qui sont contre ce projet (les pro-ALECA et lesanti- ALECA). Si les pro-ALECA soutiennent l’idée qu’ « Il n’y a pas de compétitivité sans compétition »,et que la convergence réglementaire est censée nous mettre sur le sentier « des bonnes pratiques ou best practices », les anti-ALECA défendent la thèse que la convergence au niveau de la réglementation mettra en danger la souveraineté nationale et menacera les petites et moyennes entreprises qui constituent l’essentiel du tissu économique en Tunise.

Comment est régi l’accord sur les services ?
En acceptant ce choix économique, les parties (Tunisie et Union Européenne) arrêtent, par cet accord, les dispositions nécessaires à la libéralisation progressive et réciproque du commerce des services, et la libéralisation et la protection de l'investissement en conformité avec les règles de l’OMC (organisation mondiale du commerce). En effet, le commerce des services est régi par l’accord général sur le commerce des services (AGCS) ou (GATS : General Agreement on Trade in Services), où les services sont négociés sous forme de modes :

  • le mode 1 englobe tout ce qui est commerce des services qui se fait entre un prestataire et un consommateur sans aucune interaction physique et concerne tous les échanges de services dont les paiements se font en ligne via internet (commerce électronique qui accompagne le commerce des services).Dans ce cas, la contrainte de change sur les opérations extérieures sera un frein pour le paiement en ligne des services importés par les tunisiens qui n’ont pas la possibilité de payer par carte électronique.
  • Le mode 2 concerne l’échange des services dont la consommation nécessite le déplacement du consommateur à l’étranger tel que le tourisme, les soins médicaux etc…
  • Le mode 3 englobe la fourniture du service qui nécessite une présence commerciale du prestataire du service dans le pays du consommateur (l’établissement du prestataire du service en question) d’où la présence du volet investissement avec le volet commerce des services.
  • Le mode 4 concerne la mobilité des personnes et donc l’octroi des visas pour les prestataires de services d’une manière temporaire, tout en sachant que le volet immigration n’est pas concerné par cet accord et qu’il fait l’objet d’un accord à part, à discuter avec l’UE.

La règle dans ces négociations entre les deux parties qui sont la Tunisie et l’UE, est la non-discrimination qui constitue la pierre angulaire de toute négociation multilatérale. En effet, dans le cadre de l’OMC, la non-discrimination se base sur les deux principes suivants :

  • la clause du traitement national, globalement, sans vouloir être technique, interdit de favoriser les producteurs nationaux  par rapport aux entreprises étrangères.
  • la clause de la nation la plus favorisée stipule que tout avantage octroyé à un pays devrait être étendu à tous les autres pays signataires de l’accord.

Si les règles des accords prônent la réciprocité, le rapport entre les deux parties est au départ très déséquilibré puisque la valeur ajoutée des services en Tunisie représente à peine 0,2% celle de l’UE, de même que la relation des échanges est asymétrique entre les deux partenaires. En effet, les exportations tunisiennes sont dépendantes à hauteur d’environ 40% du marché européen, alors que 0,2% seulement, des exportations européennes de services sont destinées à la Tunisie. On souligne au passage que la balance des services de la Tunisie est excédentaire et particulièrement celle vis-à-vis de l’UE. En effet, en 2014, le solde de la balance des services vis-à-vis de l’UE est de + 1,7 milliard d’euros en faveur de la Tunisie. Les exportations tunisiennes de services vers l’UE est de 3,3 milliards d’euros alors que les importations sont voisines de 1,5 milliard d’euros. De même qu’il existe un déficit de diversification en Tunisie, qui pourrait être contraignant dans la perspective d’un ALECA entre les deux parties. Ces différences de grandeurs permettent-elles à l’Union Européenne de présenter une offre aussi déséquilibrée ?

L'offre européenne concernant le commerce des services et de l’investissement, telle que publiée sur le site www.aleca.tn (version 26/4/2016) nous semble « abusive », même si certains ont tendance à ne pas lui accorder beaucoup d’importance. Toutefois, elle constitue la base de négociation du moins pour la partie européenne.

Il est opportun de rappeler qu’une négociation doit être faite sur la base d’une offre et d’une demande. Par conséquent, il est important, d’un point de vue méthodologique, d’analyser l’offre européenne mais il est encore plus important d’élaborer une demande tunisienne ou une contre-offre tunisienne. Pour exprimer une demande tunisienne, qui respecte le principe de réciprocité, il est important d’établir une liste des secteurs les plus prêts à affronter la concurrence européenne et donc les plus performants et qui peuvent être compétitifs par rapport aux services européens. Ensuite, la demande doit émaner du secteur identifié et des professionnels de ce secteurquant aux conditions d’accès au marché européen, l’accès au financement, les conditions de mobilité des personnes etc…. Ainsi, afin de réussir les négociations, la démarche devrait être «offensive» en confrontant une demande qui reflète les attentes des tunisiens par rapport à une offre européenne, que l’onpeut qualifier d’abusive. 

Pourquoi l’offre européenne est-elle abusive ?
En examinant l’offre européenne, qui concerne les services et l’investissement et qui semble tenir compte de la réciprocité et de la non-discrimination, du moins dans son apparence,on se rend compte qu’elle est totalement déséquilibrée puisque la mobilité des tunisiens est conditionnée par l’obtention d’un visa pour un séjour à l’étranger (référence au mode 4), alors que les européens peuvent entrer sur le territoire national juste avec un passeport et sans visa. Conditionner l’entrée des tunisiens même temporaire, pour offrir un service à l’obtention d’un visa est une forme de discrimination qui va à l’encontre de l’esprit de cet accord. Outre l’obtention du visa le prestataire d’un service temporaire doit avoir un permis de travail. Tout ceci engendre un coût en temps et en argent pour le tunisien qui ne sera pas supporté par l’européen.

L’examen de l’offre montre qu’elle est conditionnée et qu’elle contient des exceptions dont nous citerons quelques-unes :

1 – Concernant le volet investissement, l’offre stipule qu’aucune des parties (Tunisie/Union Européenne) ne peut :

  • pratiquer les limitations concernant le nombre d’entreprises désireuses de s’implanter. Dans ce cas, la partie tunisienne pourrait être inondée de firmes européennes dans un secteur donné. C’est les règles du marché diriez–vous ? mais en partant d’une situation asymétrique initialement, il faut savoir quels secteurs seraient prêts à prendre ce risque.
  • pratiquer les limitations concernant la valeur totale des transactions ou avoirs. Ainsi, la partie tunisienne ne peut limiter les importations de l’investisseur européen dans un secteur particulier.
  • pratiquer les limitations concernant la participation du capital étranger, exprimées sous la forme d'une limite maximale en pourcentage de la détention d'actions par des étrangers, ou concernant la valeur totale d'investissements étrangers. Dans ce cas, les européens affronteront la réglementation de change en Tunisie qui est limitative pour certaines opérations et discriminatoire vis-à-vis de l’investisseur étranger. Ainsi, on devrait se poser la question est ce qu’on est prêt à desserrer la contrainte de change en Tunisie pour certains secteurs ou certaines opérations ? ou allons-nous vers une convertibilité totale du dinar ? ceci peut être un exercice périlleux pour la Tunisie, puisque les conditions nécessaires pour une convertibilité totale du dinar ne sont pas encore réunies.
  • exiger de transférer une technologie, un procédé de production ou un autre savoir-faire exclusif à une personne physique ou morale située sur son territoire. Cette contrainte empêche la Tunisie de bénéficier d’un transfert technologique des investisseurs étrangers sur son sol.
  • exiger d’atteindre un niveau ou un pourcentage donné de contenu national dans la production européenne. Ceci permettra à l’investisseur européen de limiter son activité au seul assemblage sur le sol tunisien. Ce qui empêche la Tunisie de s’insérer dans les chaines de valeurs internationales.

2 – Pour ce qui est des services, les limitations concernent principalement la présence temporaire de personnes physiques à des fins professionnelles. Autrement dit, ce volet concerne l’octroi de visas aux tunisiens puisque la partie européenne n’est pas concernée par les restrictions sur la mobilité des personnes. L’offre propose :

  • Que l’admission et le séjour temporaire sont accordés pour une période maximale de
    - 3 ans pour les dirigeants/cadres et les experts,
    - 1 an pour les employés stagiaires et
    - 90 jours sur toute période de 12 mois pour les visiteurs en déplacement d’affaires aux fins d’établissement.

Rien n’est dit sur les permis de travailler qui sont essentiels pour les prestataires de services tunisiens.

  • des limitations ou des réserves concernant les visiteurs en déplacement d’affaires et les personnes faisant l’objet d’un transfert temporaire intragroupe. Elles peuvent être des restrictions concernant le nombre total de personnes physiques qu’un investisseur peut employer comme visiteurs en déplacement d’affaires et personnes faisant l’objet d’un transfert temporaire intragroupe dans un secteur spécifique. Ce qui ne peut être appliqué qu’aux tunisiens évidemment. S’agit-il d’une entrée sélective de la part de l’UE ou d’une sorte de visa bis? 

Malgré, toutes ces appréhensions, la libéralisation des services qui peut en réduire les prix (assurance, transport, frais bancaires, ….) ne peut qu’être bénéfique pour l’échange de produits industriels déjà libéralisés.

Cet écrit n’a pas pour objectif de dresser un tableau sombre de l’ALECA, mais surtout d’insister sur les appréhensions pour aborder d’une manière « sereine » les négociations.
Ainsi les questions qu’on doit se poser :

  • est ce qu’il y a des prestataires de services qui sont en mesure de concurrencer leurs homologues européens sur leur territoire ?
  • est ce qu’il y a des prestataires de services qui devront se protéger de la concurrence européenne sur notre territoire ?
  • quels sont les secteurs prêts à la concurrence et ceux qui le sont moins ?

Ce sont là des questions qui doivent interpeller les négociateurs tunisiens qui doivent en tenir compte pour mener les négociations. De ce fait, il ne faut pas discuter sur l’offre européenne uniquement mais construire une demande tunisienne ou une contre-offre émanant des secteurs. Ensuite confronter la demande à l’offre pour réduire le gap entre les deux. Il s’agit en fait, d’avoir une approche offensive par rapport à ces négociations.

Au final, l’ALECA doit être considéré comme une occasion pour réformer et améliorer la performance des secteurs économiques, puisqu’il s’agit de converger vers l’acquis communautaire en termes de réglementation et se mettre sur le sentier des « best practices ». Ainsi, nous devons capitaliser sur cet accord afin d'en faire une opportunité et non une menace en élaborant une contreproposition conforme aux attentes socioéconomiques de la Tunisie post révolution.

Fatma Marrakchi Charfi
Professeur d’Economie 
Solidar - Tunisie.


 

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