Pour Lobna Jeribi, présidente du cercle de réflexion Solidar, le nouveau président doit engager un vaste chantier de réformes et de développement socio-économique.
Tribune. La victoire écrasante du candidat Kaïs Saïed à l’élection présidentielle du 13 octobre a surpris plus d’un, en Tunisie comme ailleurs. Elle n’a pourtant rien de surprenant. Elle était même prévisible. Une victoire de cette ampleur (72,71 % des suffrages exprimés avec un taux de participation de 55 %) ne s’est pas inscrite dans le prolongement du vote sanction, du vote antisystème – un véritable séisme politique – qu’avaient une semaine plus tôt traduit les résultats des élections législatives. Non, elle en est l’essence même. Une lame de fond que laissait déjà présager une étude sur les attentes des Tunisiens réalisée en septembre 2019 à l’initiative d’un collectif d’associations (Solidar Tunisie, Afturd, Nomad 08 Redeyef).
Se fondant sur une enquête de terrain dans les vingt-quatre gouvernorats du pays (1 200 sondés), cette étude fait clairement état d’un grand déphasage entre les attentes des Tunisiens, et les promesses et les discours politiques. L’étude relève un déficit de confiance notoire (80 % des sondés) vis-à-vis des gouvernants, de la classe politique et des institutions de l’Etat. Ce qui explique, en partie, les freins à toute tentative réformatrice aussi modeste soit-elle. Près de 85 % des personnes interrogées s’étaient montrées, dans l’état actuel des choses, peu confiantes en l’avenir. Un signe prémonitoire d’un vote rejet des représentants politiques actuels.
Une grande frustration
L’enquête de terrain a surtout montré un changement profond en termes d’attentes socio-économiques et d’attentes citoyennes. En effet, contrairement à ce que l’on a souvent tendance à penser, les insatisfactions exprimées ne sont guère en lien avec l’accès ou non aux services publics, mais plutôt à leur relation avec ces services. Plus de 80 % des Tunisiens éprouvent une grande frustration, de la gêne, voire même un sentiment d’humiliation, dans leur « expérience » des rapports qu’ils ont avec les services publics (transports, santé, services municipaux…).
Ce sentiment porte un nom, une expression tunisienne : « El hokraa », qui renvoie à un autre mot, tout aussi tunisien, un label : « Dégage ! ». En clair, le citoyen tunisien revendique son droit au respect dans ses rapports aux services publics, aspire à bien davantage de reconnaissance et de valorisation et est soucieux du respect de l’Etat de droit et des principes de la redevabilité, de la transparence, de l’équité et de la justice sociale.
Candidat à la présidence de la République, Kaïs Saïed s’est à l’évidence fait l’écho de ces attentes. Il en a été à la fois le récipiendaire et le vecteur. Par sa posture, par l’image de juriste juste et probe qu’il donnait à voir, il avait en somme incarné une projection vers une citoyenneté dans un Etat juste et équitable, une mutuelle et fertile réconciliation entre l’Etat et le citoyen. C’est cette projection que l’étude sus-citée avait mise en relief en dégageant une vision pour l’avenir. Celle-ci repose sur l’ambition d’un pays juste, prospère, moderne, tourné vers le futur. Une telle vision, porteuse d’une ambition et des valeurs qui sont le socle commun des attentes de Tunisiens, implique un vaste chantier de réformes et de développement socio-économique. Elle appelle aussi un changement de paradigme dans les mentalités.
Une marge de manœuvre inouïe
Avec un exceptionnel score électoral qui lui confère une grande légitimité, le nouveau président de la République a une marge de manœuvre inouïe pour engager, ou tout du moins stimuler, un mouvement de transformation profonde aujourd’hui nécessaire pour le pays. Une ligne de démarcation importante du projet de Kaïs Saïed est de placer le citoyen, acteur agissant, au centre cette transformation, au cœur des politiques publiques. Le chapitre « Pouvoir local » de la Constitution (2014) post-révolution exprime cette philosophie de prise en main des collectivités locales dans leur développement socio-économique. Il est désormais plus qu’urgent d’accélérer le rythme dans la mise en place des institutions et des mécanismes en lien avec cette gouvernance décentralisée.
L’adhésion du citoyen pourrait présenter un levier et un accélérateur des projets et des réformes. En effet, au travers d’une évaluation du plan de développement 2016-2020, réalisée par Solidar Tunisie en collaboration avec le gouvernement, nous avons mis en évidence que les principaux facteurs de blocage des projets de développement dans les régions sont liés à l’absence d’une vision commune et partagée. S’y ajoutent les problèmes fonciers, les difficultés au niveau de l’administration locale, difficultés au niveau de litiges locaux et de la non-adhésion voire même la non-information des citoyens locaux..
L’approche participative au niveau de la planification stratégique est par ailleurs déjà prévue dans le code des collectivités locales, les conseils municipaux seront appelés à fournir leur plan quinquennal, afin d’élaborer au niveau central le plan quinquennal 2021-2025. Mais ce travail reste aujourd’hui difficile à concrétiser pour des municipalités qui manquent de moyens et de formation, ainsi que d’outils pour un tel exercice.
Source : Le Monde
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